Le village des Saints était comme il l’avait laissé à son dernier passage. Paisible, vivant et animé... Après être passé chez Bemus pour s’assurer que celui-ci ne relâchait pas sa garde sous prétexte d’un pacte -certainement une belle arnaque sous-jacente- Tristan s’était mis en route pour le monastère. Il l’apercevait, main en visière, perché en haut de sa montagne.

Des souvenirs affluaient à la vue de cet édifice de pierre. Ces murs ne renfermaient pourtant qu’une seule année, une année de scolarité chaotique au rythme des sons des armes s’entrechoquant et des bottes martelant la terre. Le champ de bataille l’avait terrifié. Mais que les souvenirs (moins violents) étaient bons! Voir le monastère conquis par des sans foi ni loi lui tournait les tripes. Si un jour une excursion solide s’attelait à reprendre Garreg Mach, Tristan se joindrait à elle avec grand plaisir; mais seul, il était vain attenter sa propre vie ainsi.

Au temps de feu l’archevêque, le village était régulièrement truffé de chevaliers de l’Ordre de Seiros. Aujourd’hui, c’était à se demander si même les Saints avaient déserté le village où l’on se sentait jadis si en sécurité. L’avantage de la disparition des chevaliers était que la contrebande n’avait jamais été aussi aisée. Tristan avait envoyé un marchand -un partenaire- devant, chargé de la marchandise. Il devait maintenant le rejoindre pour récupérer ses biens et les livrer à ses destinataires.

Au centre de ce qu’il semblait être l’artère principal du village, il se gratta la nuque en regardant autour de lui. Il devait retrouver le lieu de rendez-vous avec le marchand, et sa mémoire lui faisait défaut.

“A droite après la fontaine… Je crois?”

Le temps qu’il trouvât ledit lieu, il erra dans le même quartier, passant et repassant dans les mêmes rues, toujours plus interloqué à chaque passage.

“Pas trop tôt, l’ami!”
“Je marche lentement,” fit-il de la dérision.
“Ah, oui, la fameuse marche lente.”

Tristan dut faire tomber son sac, retirer son arc en bandoulière et fouiller dans ses affaires pour trouver la contrepartie du deal. Une fois l’objet (pas si rare que ça) donné au marchand, celui-ci eut un geste démonstratif pour l’unique caisse derrière lui. Un sourire entendu étira les lèvres du jeune homme. Plus qu’à livrer le paquet!

“Oh, et la prochaine fois,” dit-il au marchand avant qu’ils ne se quittent, “On choisira un autre endroit. Une ruelle dans ce coin, c’est trop louche.”

L’homme eut un geste de main éludant la remarque du plus jeune. Tristan roula des yeux, quel inconscient du danger. Mais si cet homme manquait de prudence et que Tristan le savait bien, c’était aussi le seul partenaire qu’il avait sous la main au moment où il en avait eu besoin.

Chargé de sa caisse de bois, Tristan reprit sa marche vers un autre coin du village. Il voyait à peine devant lui, les yeux tout juste au-dessus de son fardeau.

@Le Céruléen

Le froid semblait n’avoir aucune emprise sur la vie au village. Comme toujours, les artères principale de l’endroit débordaient de vie entre les villageois pressés et les marchands hélant les clients hagards qui déambulaient le long des rues. Le Céruléen, quant à lui, tentait de se frayer un chemin dans ce joyeux désordre qui ferait presque oublier aux innocents que la guerre avait décimé le monastère qui les surplombaient. En effet, malgré les élans heureux des villageois, le Céruléen ne pouvait que voir l’épais voile gris qui recouvrait le monde et qui occultait toute joie. Sans doute était-ce la désillusion qui l’empêchait de baisser sa garde, de mettre de côté, lui aussi, le risque et le danger qui pouvait surgir à chaque instant. Alors il patrouillait, ce chevalier en armure. Sans relâche, jusqu’à l’épuisement. Habité d’une rage bouillonnante. Son regard désabusé scrutait frénétiquement la foule, à la recherche d’un quelconque comportement suspect car ce qu’il était ne pouvait qu’être dangereux pour Lucie et le village qu’elle semblait tant affectionner.

Un mouvement sur la gauche. Il tourna immédiatement la tête dans la direction du jeune homme ; son instinct lui criait que quelque chose clochait. L’air trop nonchalant, les mains dans les poches, le visage pensif qui laissait entendre qu’il cherchait son chemin. Puis il s’engouffra dans les ruelles dépeuplées, loin de l’animation qui régnait sur l’artère principal. Le Céruléen fronça les sourcils. Peut-être n’était-ce là que le fruit de son imagination ; pourtant, demeurait ce mauvais pressentiment qui lui serrait le ventre. Il n’hésita pas une seconde : il suivrait cet individu suspect et forgerait ses propres conclusions. Après tout, mieux valait être trop prudent que pas assez. Il laissa s’écouler quelques secondes avant de s’engouffrer dans les ruelles à la suite du jeune homme. Son armure ne lui laissant pas le bénéfice de la discrétion, mieux valait prendre de la distance quand bien même cela signifierait qu’il mettrait sans doute plus de temps à la retrouve – s’il le retrouvait. Comme il l’avait imaginé, le suspect avait déjà disparu quand il se présenta devant la ruelle. Nullement découragé, le Céruléen inspecta chaque embranchement à la recherche du jeune homme. Après quelques minutes d’errance, une conversation attira son attention. Il se dissimula derrière un mur, endroit depuis lequel il pourrait tendre l’oreille pour percevoir quelques mots au pire, toute la conversation au mieux. Celle-ci fut remarquable par sa concision. Le bruit d’un sac à terre. Des froissements de tissu. Puis la voix du jeune homme. On choisira un autre endroit. Une ruelle dans ce coin, c’est trop louche.

Aussitôt, la main du Céruléen se referma sur son épée tandis que ses sourcils se froncèrent de plus belle. Son instinct l’avait bien conseillé, il se tramait en effet quelque chose de suspect dans le village. Au lieu de bondir, il attendit son heure en remarquant que le suspect marchait dans sa direction. Peu avant qu’il n’arrive à son niveau, le protecteur du village surgit de derrière le mur et barra le passage à l’inconnu suspect. « Pas si vite, gamin » grommela-t-il en avisant la stature et le visage juvénile de ce qui semblait être un homme fraichement sorti de l’adolescence. Le début de la vingtaine, pas plus. Et cet air nonchalant qui marquait ses traits, cet air qui avait le don de mettre le Céruléen hors de lui. Cependant, par équité, le Céruléen choisi de lui laisser le bénéfice du doute et de laisser l’opportunité au suspect d’expliquer ses paroles. « Que faisais-tu ? » Le strict minimum, comme toujours avec l’homme en armure. Malgré ses tentatives pour établir un dialogue et obtenir une explication satisfaisante à ce qu’il avait entendu, le Céruléen ne relâchait nullement sa garde, prêt à bondir sur le jeune homme pour l’empêcher de s’enfuir.

“Pas si vite, gamin.”

Cette voix grondante l’apostrophant “gamin” et prête à l’admonster lui rappela furtivement son père. Une ombre menaçante se dressait devant lui, l’empêchant de rejoindre les rues grouillantes. Tristan le savait, il n’aurait pas dû battre le pavé aussi longtemps pour trouver cette ruelle. Quelle idée, cette ruelle! Alors que la frustration poignait en lui, le jeune homme l’écarta pour faire face au problème.

“Que faisais-tu?” Excellente question. Inutile d’ignorer le fait que cette armure parlante devait avoir entendu le court échange avec le marchand. Il l’avait donc suivi jusqu’ici, et Tristan se maudit de ne pas avoir remarqué ce sombre quidam. C’était sans mentionner qu’il se trouvait offensé à l’idée qu’il ait une tête de brigand. Lui, un fils de marchands éduqué, qui ne volerait pas un bout de pain quand le boulanger tourne le dos? Grotesque.

Ça devait être ses vêtements. Il devait changer ces hardes.

“Je livre pour des gens qui ne veulent pas le faire eux-mêmes,” réussit-il à articuler, figé malgré lui devant la stature de l’homme. Techniquement, il ne mentait pas… Mais ses mains devenaient moites. “Je peux passer? Comme vous pouvez l’voir, c’est pas quelque chose que je tiens à porter longtemps…”

L’instant de silence qui suivit fut lourd et embarrassant. Il ne voyait pas les yeux de cet énergumène silencieux, mais il avait l’impression de se faire fusiller du regard derrière le casque qu’il portait. L'opinion de l'homme était faite, et Tristan vivait ces secondes pleinement conscient d’être en présence d’une bombe à retardement. Il avait l’impression que la fessée était proche -sauf qu’ici, il s’agissait plutôt de le remettre aux autorités. Le jeune contrebandier s’était retrouvé dans ce genre de situations hasardeuses à plusieurs reprises, et il s’en était toujours tiré avec une pirouette. La pire chose qui lui soit arrivée après avoir été pris… c’était l’exil par sa famille. Bon. On ne peut pas être exilé deux fois… si?

Une idée lui traversa soudainement l’esprit. C’était, en somme, la dernière pirouette qui lui restait pour se débarrasser de ce type qui fourrait son nez dans ce qui ne le regardait pas. Même si ses espoirs étaient plutôt minces, parce que le bonhomme avait l’air tenace et difficile à duper, Tristan n’avait plus que cette carte.

“Vous voulez m’accompagner?”

Ça passe ou ça casse.

@Le Céruléen

Le Céruléen laissa échapper un grognement sonore devant le mensonge évident du garçon qui était donc dépourvu d’honneur. Il avait visiblement fauté – l’homme en armure en était témoin – et pourtant il s’obstinait à raconter des histoires qui cachaient sans doute un fond de vérité. Un fond. Là était le problème. Le Céruléen lança un regard noir au jeune homme, regard dissimulé par le secret de son armure. Il aurait presque aimé retirer le heaume qui dissimulait ses yeux pour montrer toute l’étendue de son agacement. Néanmoins il n’en fit rien, se contentant de pousser un grognement pour exprimer ses émotions. « Que livres-tu ? » articula-t-il lentement, en détachant chaque mot comme pour infantiliser le délinquant.

Il aperçut les mains moites de Tristan avant de soupirer. Bien sûr, il ne s’était pas trompé. Le jeune homme tenait à tout prix à dissimuler la véritable nature de son commerce. Le Céruléen soupira lourdement avant de secouer la tête de droite à gauche pour marquer sa désapprobation. Le jeune homme était provocateur et audacieux mais malheureusement cela ne jouerait pas en sa faveur car l’armure était trop stricte et rigide pour être distraite par de tels propos. Le délinquant lui demandait de l’accompagner ? « Non. C’est toi qui vas m’accompagner, gamin. » Il s’écarta légèrement pour lui montrer le chemin à prendre et le laisser marcher à ses côtés. « S’il te plaît, ne rends pas les choses difficiles. » Il n’avait pas envie de le poursuivre, ni d’engager un combat contre un jeune homme svelte mais maigrelet sur lequel il aurait bien trop facilement l’avantage. Si Tristan pouvait penser que le Céruléen le remettrait aux autorités, il se tromperait lourdement. Pourquoi aurait-il fait cela ? Pour que le jeune homme passe quelques jours au mitard ? Le châtiment n’était pas suffisant aux yeux de l’homme en armure qui préférait de loin reconduire ce danger jusqu’aux portes du village avant de s’assurer de son départ. Tristan aurait largement le temps de le convaincre de son innocence sur les quelques minutes de trajet.

Ah non non non. Ça n'allait pas du tout. Alors que Tristan s’écrasait devant l’imposante présence du chevalier, un sens aigu du danger se mit à courir sur ses os comme mille aiguilles. Il était bien tard pour ça maintenant ! Si son corps l’avait averti de la même façon plus tôt, il n’en serait pas là ! Alors bien sûr, il n’était pas homme à “rendre les choses difficiles”. Pour l’instant, il n’avait qu’à accepter son sort et suivre cet homme exaspéré. Pour aller où, il le saura bien assez tôt.

Ce n’était pas la première fois qu’on le traitait en délinquant. Et encore, ce n’était que tant qu’il était jeune. En vieillissant, il deviendra un “bandit”, un “brigand”, de la vermine que lui-même exécrait. Le grand public ignorait cet art fin de la contrebande et médisait sur une pratique demandant audace, stratégie et sens commercial. Des années passées à bâtir un réseau de marchands; des années passées à comprendre, tromper et contourner les douanes; tout cela pour être vu en voyou. Non, pensa Tristan avec un regain de détermination, cet homme n’allait pas mettre un terme à sa carrière. Il le suivra, mais il s’en sortira; il s’en sortait toujours.

Alors que son ego prenait le pas sur ses sens, la peur quitta vaguement son corps. Son visage changea d’expression en quelque chose qui se rapprochait de la confiance. Il a toujours eu confiance en l’avenir. Et alors qu’il se noyait de pensées rassurantes pour calmer son cœur battant comme les fers d’un cheval au galop, il adressa un demi-sourire à l’homme dans l’armure.

“Je vous suis, Monsieur.”

Peut-être que l'agacement du chevalier devait être soulagé, ne serait-ce que d’un petit peu, lorsque Tristan se mit en marche. Son pas se voulait aussi volontaire que sa voix, mais voilà qu’il avait le pied tremblant d’hésitation. Il avait beau se répéter que ça ne pouvait pas mal tourner, il restait inquiet. Son fardeau, lourd entre ses bras et encombrant pour percevoir les défauts du pavé, devait être livré. Non seulement le jeune homme avait été payé, et il avait le devoir de tenir son engagement et d’aller au bout de son service; mais le destinataire avait besoin de cette marchandise. S’agissait-il d’urgence vitale qu’il ne le saurait pas lui-même, et c’était autant de raisons pour se hâter.

Tristan jeta quelques coups d'œil indécis en hauteur, en direction du heaume quelque peu sinistre du chevalier. Ils avaient à peine pris le tournant au bout de la première ruelle que la question quitta ses lèvres.

“Hum, Monsieur ? Vous pourriez livrer ça à ma place ? Vous pouvez regarder dedans, si vous voulez. Mais après m’avoir éconduit je ne sais où (haha), j’ai besoin que vous remettiez ce colis à l’hôpital du village. De fait, ce n’est pas moi qui en ai besoin.”

C’était, supposément, un bon type. Tristan le mettait en échec et mat moral. La livraison de cette caisse était sa dernière requête avant d’être arrêté.

@Le Céruléen